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Alors que les trois frères décident en 1946 de faire un nouveau film qui deviendra A Night In Casablaca, les Frères Warner, qui avaient produit en 1942 le film Casablanca avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman, les menacent d’intenter une action en justice. Groucho décide alors de leur répondre par cette lettre :

Chers Frères Warner,

Apparemment, il y a plus d’une manière de conquérir une ville et de la maintenir sous sa domination. Par exemple, jusqu’au moment où nous avons envisagé de faire ce film, il ne m’était pas venu à l’idée que la ville de Casablanca appartenait en exclusivité aux Warner Brothers. Cependant, ce n’est que quelques jours après l’annonce de notre film que nous avons reçu votre long document lourd de menaces nous intimant l’ordre de ne pas utiliser Casablanca.
Il semble qu’en 1471, Ferdinand Balboa Warner, votre arrière-arrière-grand-père, à la recherche d’un raccourci vers la cité de Burbank, ait échoué sur les rivages d’Afrique et, élevant son alpenstock (dont il devait plus tard tirer un joli stock d’actions en bourse), ait dénommé la ville Casablanca.
Votre attitude tout simplement m’échappe. Même si vous envisagez de ressortir votre film, je suis sûr que le fanatique de cinéma moyen pourra, en temps voulu, arriver à faire la différence entre Ingrid Bergman et Harpo. Je ne sais pas si j’en serais capable mais je voudrais à coup sûr essayer.
Vous prétendez que Casablanca est à vous et que personne d’autre ne peut utiliser ce nom sans votre permission. Et « Warner Brothers », alors ? Est-ce que c’est à vous aussi ? Vous avez probablement le droit d’utiliser le nom de Warner mais qu’en est-il de celui de Brothers ? Professionnellement, nous étions frères bien avant vous. Nous faisions la tournée des bleds en tant que Marx Brothers alors que le Vitaphone n’était encore qu’une petite lueur fœtale dans l’œil de son inventeur, et même avant nous, il y avait eu d’autres frères – les Frères Smith (ceux des petites pilules pour le rhume), les Frères Karamazov, Dany Frères, un arrière-centre de l’équipe de Detroit, et « Frère, Peux-tu te Fendre d’une Thune ? » (l’œuvre s’appelait à l’origine « Frères, Pouvez-vous Vous Fendre d’Une Thune » mais c(était réduire la thune à peu de chose que de la fendre entre plusieurs, aussi avaient-ils éliminé un des frères, donné tout l’argent à l’autre et rogné l’affaire à « Frère, Peux-tu Te Fendre d’une Thune ? »).
A présent, Jack, parlons un peu de vous. Maintiendrez-vous que votre nom est original ? Eh bien ! il ne l’est pas. On l’utilisait bien avant votre naissance. A brûle-pourpoint, il me vient à l’esprit deux Jack – il y a eu celui de « Frère Jack, dormez-vous ? » et Jack l’Eventreur, qui s’est taillé une belle part de gloire en son temps.
Et vous, Harry, vous signez probablement vos chèques, sûr de votre conviction que vous êtes le premier Harry de tous les temps et que tous les autres Harry sont des imposteurs. Je peux trouver tout de suite deux Harry qui vous ont précédé. Il y a eu Harry Lighthouse, de grande réputation révolutionnaire, et Harry Appelbaum qui habitait au coin de la 93e Rue et de Lexington Avenue. Malheureusement, Appelbaum n’était pas très connu. La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, il vendait des cravates au Grand Bazar de la Ville.
Et pour ce qui est des studios de Burbank (je crois que c’est ainsi que vous autres frères appelez votre Q.G.). Le vieux Burbank a disparu. Peut-être vous souvenez-vous de lui. C’était quelqu’un dans un jardin ! Sa femme disait souvent que Luther avait même la main gauche verte. Quelle femme d’esprit ce devait être ! Luther burbank était ce magicien qui croisait tous ces fruits et légumes au point que les infortunées plantes se retrouvaient dans un tel état d’anxiété et d’angoisse qu’elles ne parvenaient pas à décider si elles devaient entrer dans la salle à manger comme garniture de viande ou sur le plateau des desserts.
Ce n’est là que pure conjecture, bien sûr, mais qui sait, peut-être que les rescapés de Burbank ne sont pas plus heureux à l’idée qu’une usine qui s’est implantée dans leur ville et débite des images sur commande, se soit appropriée le nom de Burbank et l’utilise comme image de marque pour ses films. Il est mêm possible que la famille Burbank soit plus fière de la pomme de terre produite par le fameux ancêtre que d’avoir vu émerger de vos studios Casablanca ou Gold Diggers of 1931.
Tout ça finit par ressembler à une tirade plutôt amère mais je vous assure que ce n’est pas ma faute. Moi, j’aime les Warner. Certains de mes meilleurs amis appartiennent aux Warner Brothers. Il est même possible que je sois injuste envers vous et que vous, je veux dire vous-même, ne sachiez rien du tout de cette prise de position Wangeresse. Et ça ne me surprendrait pas du tout de découvrir que les chefs de vos services juridiques ne sont pas au courant de ce démêlé absurde car je suis en rapport avec beaucoup d’entre eux et ce sont des garçons bien avec des cheveux bruns bouclés, des complets-vestons croisés et un amour pour leurs semblables qui sur-saroyane Saroyan lui-même.
J’ai dans l’idée que cette tentative de nous empêcher d’utiliser ce titre est issue du cerveau malingre de quelque avocaillon à face de putois affectant un court stage dans vos services juridiques. Je connais très bien le genre – sorti tout chaud de sa fac de droit, affamé de succès et trop ambitieux pour suivre les lois de la promotion naturelle. Cette brebis bâtarde aura probablement aiguillonné vos avocats, dont la plupart sont des garçons bien avec des cheveux bruns bouclés, des complets-vestons croisés, etc., pour les pousser à nous poursuivre. Eh bien ! il ne s’en tirera pas aussi aisément ! Nous le combattrons jusqu’à la cour suprême ! Aucun petit aventurier légal au teint terreux ne pourra jeter la discorde entre les Warner et les Marx. Nous sommes tous frères par le sang et nous resterons amis jusqu’à ce que le dernier mètre de pellicule d’Une Nuit à Casablanca soit enroulé sur sa bobine.

Bien sincèrement vôtre,

Groucho Marx.

(Extrait de la Correspondance de Groucho Marx, traduit de l'anglais par Claude Portail avec la collaboration de Harry Mathews).